Par Maxence Mosseron, responsable du pôle conservation-restauration
Restaurer un bien culturel, c’est d’abord procéder au cas par cas. Certes, les problématiques peuvent se recouper d’œuvre en œuvre, mais le travail en conservation (refixage), l’identification des altérations et les choix de restauration, tant pour la phase de nettoyage que pour celle de réintégration, sont propres à chacune, en fonction de l’état de conservation du bien. Or, ce dernier est lui-même conditionné par le vieillissement naturel des matériaux constitutifs de l’œuvre et par l’histoire des vicissitudes qu’il a pu traverser au fil du temps : changement de lieu de conservation et des conditions climatiques afférentes, accident, intervention(s) en restauration, modification y compris dimensionnelle liée à une nouvelle présentation… – toutes choses qui font évoluer l’œuvre au cours de son cycle de vie.
S’agissant du Saint Jacques le Majeur, huile sur toile de 200,5 X 113,2 cm, peinte par Jean Daret entre 1643 et 1652 pour la chapelle de l’Association de la Sainte Famille à Aix-en-Provence, un effort de contextualisation s’impose.
Jean Daret, Saint Jacques le Majeur (avant restauration), entre 1643 et 1652, huile sur toile, Chapelle Notre-Dame-de-Consolation, Aix-en-Provence (Classé Monument historique par arrêté du 20/09/1910).
Conservateurs-restaurateurs : Alice Moulinier, Tiphaine Vialle et Hervé Giocanti pour l’Atelier Lazulum, Philippe Duvieubourg.
Jean Daret, Saint Sidoine (avant restauration), entre 1643 et 1652, huile sur toile, Chapelle Notre-Dame-de-Consolation, Aix-en-Provence (Classé Monument historique par arrêté du 20/09/1910).
Conservateurs-restaurateurs : Alice Moulinier, Tiphaine Vialle et Hervé Giocanti pour l’Atelier Lazulum, Philippe Duvieubourg.
D’abord, il faut jouer de l’effet de focale, car le Saint Jacques fait partie d’un ensemble. Il n’est pas question ici de revenir sur les conditions de la commande faite à Jean Daret, mais on sait que le programme proposait les portraits des membres de la famille de sainte Anne accompagnés des principaux personnages de la vie du Christ. Daret livra notamment 22 toiles de format cintrées auxquelles appartient Saint Jacques le Majeur, l’un des douze apôtres du Christ. Les actes de vandalisme consécutifs à la Révolution française entraînèrent la destruction complète de la chapelle, et la dispersion de certains tableaux, dont le Saint Jacques. On retrouve ainsi ce dernier avec une autre peinture du programme, figurant le deuxième évêque d’Aix, saint Sidoine, à la chapelle Notre-Dame-de-la-Consolation (également ancienne chapelle de l’hôpital Saint-Jacques), toujours à Aix, de part et d’autre d’une Assomption de la Vierge d’après Simon Vouet.
Saint Jacques et Saint Sidoine ont donc continué leur existence séparés des autres œuvres de la chapelle de l’Association de la Sainte Famille, ce qui explique que, confrontés au même environnement, ils nous soient tous deux parvenus dans un état de conservation très similaire. Cet état induit une réflexion complexe du point de vue matériel et iconographique sur les conditions de restitution de l’image et de sa lisibilité, donc sur les choix de restauration.
Ainsi que le rappelle Béatrice Sarrazin, « d’un point de vue technique, force est de constater que la définition de l’œuvre mutilée d’hier n’est plus celle d’aujourd’hui »1. Les progrès scientifiques permettent d’éclairer des décisions qu’on aurait autrefois qualifiées d’hasardeuses, empêchant toute intervention en restauration. Désormais les lacunes importantes peuvent, dans une certaine mesure, être mieux appréhendées. A cet titre, les écailles de peinture émaillant la toile et constituant autant d’isolats perdus autorisent une démarche en réintégration, non seulement sur le plan de la palette utilisée par l’artiste, mais parce qu’elles désignent les pièces d’un puzzle au moins partiellement reconstructible. N’anticipons pas toutefois.
Détail de la partie basse de Saint Jacques le Majeur avant restauration.
Dans quel état matériel le Saint Jacques de Jean Daret se présente-t-il, plus de trois siècles et demi après sa réalisation ?
L’œuvre, qui recourt au liant à l’huile, est peinte sur un support de toile constitué de quatre lés cousus ensemble, à la trame irrégulière, avec des nœuds. Ces lés sont fixés par des clous oxydés qui ont détérioré la toile. Les bords de tension lacunaires entraînent une irrégularité de l’ensemble du support, lequel témoigne de déformations variées, notamment en vagues, ainsi que de marques du châssis non chanfreiné. Les mauvaises conditions climatiques, instables, l’empoussièrement, la forte sensibilité de la fibre à l’humidité, ont considérablement affaibli la résistance générale de la toile au revers, très réactive.
De même, côté face, la couche de préparation ocre rouge, épaisse et typique de Jean Daret, s’avère-t-elle aussi très sensible à l’humidité. On constate d’inquiétants problèmes d’adhésion à l’interface entre la préparation et la couche picturale devenue fragile : celle-ci montre en effet de nombreux soulèvements et des écailles cassantes prêtes à tomber, lorsque la matière picturale elle-même n’a pas disparu, comme dans la partie senestre du visage, largement lacunaire, ou encore la bouche.
Revers du tableau avant restauration.
Détail du visage de saint Jacques après refixage, décrassage et pose d’un vernis intermédiaire, avant réintégration.
Les boiseries d’encadrement du retable actuel, dans lesquelles l’œuvre est insérée, occultent sur une zone périmétrique large d’une quinzaine de centimètres le contexte d’implantation du saint en pied, initialement représenté par Daret sur un piédestal avec un paysage plus développé à l’arrière-plan dextre et senestre. Un vernissage in situ, appliqué postérieurement, n’a donc pas pris en compte la partie recouverte par l’écrin post révolutionnaire, laquelle a conservé son vernis d’origine. Des microfissurations ainsi que des chancis altèrent les couches supérieures dans le paysage, en premier lieu dans le vert, le jaune et le brun. Quant au bleu de smalt du ciel, il a perdu sa tonalité, laissant le jaune prendre artificiellement le dessus. Le vernis appliqué en couche fine s’est oxydé : opacifié et jauni, il contribue à affecter la lecture d’une image très dégradée. S’ajoute une épaisse couche de poussière accumulée au fil du temps, favorisant la formation d’amas compacts de scrupules. Mais aussi des éclaboussures de peinture blanche et autres projections de cire, en partie basse. Incontestablement l’œuvre est dans un piteux état de conservation.
Pourtant, il y a matière à considérer le Saint Jacques le Majeur avec optimisme. Bien que fragilisée et lacunaire, l’œuvre s’avère en quelque sorte et contre toute attente « intacte » : les avanies du temps nous l’ont livrée pour ainsi dire pure de toute restauration agressive, sans repeint ni modification significative. Devant nous la matière et la touche de Daret ont traversé les siècles. La peinture n’a pas été rentoilée ni même doublée, le châssis est d’origine, comme le prouvent les traces de préparation rouge qui le maculent ; il porte même une inscription qui atteste son ancienneté. Pour l’étude et la connaissance de la technique de Daret, quoi de plus gratifiant que d’être confronté directement, sans intermédiaire parasite, au geste et aux matériaux de l’artiste, au-delà des altérations manifestes ? Une fois la décision prise de restaurer le Saint Jacques, tout comme le Saint Sidoine, il reste à identifier les problématiques de restauration d’une part puis les partis pris de réintégration d’autre part. Chacune de ces étapes fera l’objet d’un épisode dédié.
Crédits CICRP. Saint Jacques le Majeur avant restauration : E. Hubert-Joly ; détail du visage de saint Jacques : H. Morel ; Saint Sidoine : C. Martens.