Par Maxence Mosseron, responsable du pôle conservation-restauration
Dans la notice de présentation qu’il consacre à Jean Daret en 1978 à l’occasion de l’exposition du Palais Longchamp à Marseille sur la peinture en Provence au XVIIe siècle, Pierre Rosenberg précise qu’il est alors « délicat de porter un jugement sur l’œuvre de Jean Daret, encore plus de se faire une idée claire sur l’évolution de son style ». En cause notamment l’état de conservation fort médiocre voire mauvais de nombre de ses peintures, ayant subi l’avanie du temps qui passe, exposées parfois dans des conditions climatiques exécrables et nuisibles aux toiles, certaines restaurées selon des critères aujourd’hui discutables. Près d’un demi-siècle a désormais passé. Entretemps, les connaissances ont progressé et le catalogue du peintre s’est affiné : des œuvres ont été retrouvées, authentifiées, d’autres désattribuées ; mais le constat formulé par Pierre Rosenberg – malgré l’exposition de 1978 et les opérations de restauration entreprises à cet effet – conserve sa pertinence. À ce jour, il est encore difficile de comparer Daret « aux œuvres avignonnaises ou aixoises d’un N. Mignard ou d’un Renaud (sic) Levieux, etc, de les placer dans le cadre de la peinture française du XVIIe siècle ». Et le conservateur de conclure : « Après avoir étudié Daret, il est temps enfin de voir ses œuvres », tant il est vrai que la confrontation avec celles-ci reste en pratique le meilleur juge de paix.
Pierre Rosenberg s’exprime en historien de l’art, en connaisseur familier des sources historiques. Il appuie son expertise sur le contact direct avec l’œuvre. Érudition et délectation forment les deux plateaux de la balance, la seconde venant en 1978 équilibrer la première et une approche à distance. Mais que voit-on exactement ? Ou plutôt, que doit-on voir ? Nous l’avons dit, l’œuvre de Daret, à tout le moins sa production picturale conservée en dehors des musées, a beaucoup souffert. Certaines toiles apparaissent très fortement dégradées et difficilement lisibles en l’état. Parce qu’elles sont lacunaires, d’une part. Des restaurations parfois très brutales, d’autre part, certes destinées à prolonger la vie de l’œuvre abîmée, ont pu brouiller profondément notre pénétration du style de Daret. Aussi, que reste-t-il à voir exactement ? Comment retrouver, lorsque cela est possible, toute la fraîcheur des harmonies colorées, comment restituer la finesse dans le jeu des plis et des transparences, comment redonner leur volume aux carnations, comment recouvrer le jeu subtil et délicat des empâtements ? C’est chose aisée a priori pour certaines altérations, lorsque l’oxydation du vernis final, l’encrassement de la couche picturale, les chancis plus ou moins profonds voire quelques accrocs dans le support perturbent l’appréhension de l’ensemble. La mission s’avère bien plus ardue lorsque des nettoyages agressifs ont « lessivé » l’original, lorsque mastics et repeints écrasent, lissent et fondent la subtilité de la touche ou lorsque la toile, plus simplement, a perdu sa couche pigmentaire, laissant apparaître le support d’une composition fragmentaire.
Si Jean Daret est loin d’être un inconnu – depuis 2002, l’institution a accueilli plusieurs de ses compositions pour restauration –, le CICRP a décidé en 2022 de mettre en place un programme de recherche dédié à cet artiste essentiel du XVIIe siècle provençal, à la faveur de la réception en cours d’un nombre important de ses peintures – une vingtaine à terme. Il ne s’agit pas en effet de limiter l’approche à un travail indispensable de restauration – et donc ponctuellement de dérestauration –, mais d’accompagner l’intervention sur l’œuvre par un volet scientifique spécifiquement destiné à améliorer la connaissance de la pratique de Daret, au plus près, dans sa peinture : palette, matériaux employés (toile-support, nature de la préparation, des pigments, des liants utilisés), techniques de mise en œuvre. Ces opérations, menées au fil de protocoles rigoureux par les chimistes du CICRP, convoquent des techniques ainsi que des instruments perfectionnés qui renseignent à la fois la restauration et l’histoire de l’art, parce qu’elles présentent, au fil d’analyses sur l’ensemble de la production, des données fiables et objectives, tracent des tendances et de potentielles variantes, confirment des hypothèses, contribuent à en soulever d’autres, alimentent en somme les réflexions des chercheurs et poussent à affiner l’état de l’art en la matière. Tout est lié. Dans la quête toujours complexe d’un équilibre entre valeur historique et valeur esthétique du bien culturel à restaurer, les sciences du patrimoine « autopsient » en quelque sorte un objet qui demeure un patrimoine vivant, évolutif, afin de garantir les conditions de sa pérennité. Elles contribuent à identifier ce qui ressortit à l’œuvre originale et aux interventions auxquelles elle a pu être exposée. Elles secondent la main du restaurateur pour déterminer la voie la plus sûre pour remettre l’artiste au premier plan de son œuvre et en cela elles participent de l’élaboration des dispositifs de traitement curatif.
Le programme de recherche du CICRP sur Jean Daret fait donc coup double : il favorise de manière coordonnée et interdisciplinaire l’étude de l’artiste en assurant les acquis, en levant des incertitudes et en dressant des pistes de recherches futures ; il facilite également une meilleure lecture et appréciation de l’œuvre. Intégré au programme plus général sur la peinture en Provence au XVIIe siècle lui aussi mis en place par le CICRP, il a en outre vocation et par comparaison avec les autres grands noms de cette époque à préciser la place et l’importance de Jean Daret au sein de la production artistique d’abord locale de son temps, son appartenance à un fonds commun et ses particularités de créateur.
Identification par micro-fluorescence X de la composition élémentaire de la peinture de La Nativité de Nicolas Mignard (1606-1668), afin de comparer la technique de Jean Daret avec celle de son contemporain
(Nicolas Mignard, La Nativité, 1658, huile sur toile, église Sainte-Madeleine, Aix-en-Provence, classé Monument historique par arrêté du 20/09/1910).
Photographie d’en-tête : Identification par chromatographie des composés organiques d’un échantillon de couche picturale.
Photos : CICRP – H. Morel